Je recommande ce polar orignal et très bien écrit; à lire sans modération !
Editions Ravet-Anceau
parution mars 2011
http://placedeslibraires.epagine.fr/9782359731712-le-tresor-de-la-baie-de-somme-thelen-jacques/
Un extrait :
Jacques Thelen
Le trésor
de la baie
de Somme
Collection polars en nord
dirigée par Gilles Guillon© 2011, Éditions Ravet-Anceau
5, rue de Fives, BP 70123, 59651 Villeneuve-d’Ascq Cedex.
ISBNþþ: 978-2-35973-170-5
EANþþ: 9782359731705
ISSNþþ: 1951-5782Dédicace ?9
Chapitreþ1
Max von Graffenstadt tourna la tête et jeta un regard ter-
rifié derrière lui.
À bout de souffle, il avait de plus en plus de mal à courir
mais il entendait le bruit de cette ordure de Hermann et de
son chien, tout près, à quelques pas.
Ce salaud le surveillait certainement depuis plusieurs
semaines et devait avoir eu des informations précises pour
lui être tombé dessus aussi vite.
II dépassa le quartier de l’Aviation, sortit du Crotoy et
pensa que ce n’était pas vraiment une bonne idée de se
diriger vers le Bout des Crocs. En pleine campagne, il
n’avait aucune chance d’échapper à un SS bien entraîné et
en pleine forme. Max était ingénieur. Dans l’Organisation
Todt certes, mais ingénieur, pas champion de course à
pied.
Il se demanda si on l’avait donné. En tous cas, ce fouille-
merde avait su presque immédiatement que Max était
mouillé dans l’attentat.
Chez les Graffenstadt, on avait vu d’un très mauvais œil
la fulgurance avec laquelle l’Autrichien, même pas fichu
de parler «þhochdeutschþ» correctement, s’était emparé du
pouvoir.
Le père de Max, vieil aristocrate wurtembergeois, archi-
tecte et artiste, amoureux de littérature et de musique,
avait tout compris quand on lui avait appris les premiers
autodafés. Pour lui, c’était clair, on ne pouvait pas brûler10
des livres et jouir d’un cerveau en état de fonctionner nor-
malement. Il fallait être un idiot, un salaud ou les deux.
Quant à Max, jeune, idéaliste, épris d’absolu, à peine
son diplôme d’ingénieur en poche, on lui avait fait com-
prendre que s’il ne voulait pas que la vie de ses proches
devienne vite insupportable, il lui fallait mettre ses talents
au service du Reich immortel. Il avait sauté dans un train
et était allé se présenter à Fritz Todt, relation d’un de ses
professeurs, pour se mettre à la disposition de son organi-
sation. Il avait construit des autoroutes, des usines, des
bases, des fortifications mais, heureusement pour lui – sa
famille étant considérée avec méfiance –, il n’était jamais
intervenu sur les projets de camps de concentration ou
d’extermination pour lesquels on ne choisissait que les
plus fanatiques.
Il avait compris pourquoi son père avait semblé presque
soulagé quand un cancer l’avait emporté en trois mois, lui
évitant de voir le pays de Goethe et de Kant sombrer dans
la barbarie et la honte. Depuis, Max, contraint et forcé,
poursuivait son travail sans enthousiasme, sachant bien
que le moindre soupçon se transformerait immédiatement
en aller simple pour le front de l’Est.
Juste avant d’être envoyé en Picardie, il avait épousé
Maria, une adorable biologiste dont il était tombé amou-
reux à leur première rencontre à côté du château familial,
près de Lindau, où elle faisait des recherches sur les espè-
ces de poissons vivant dans le lac de Constance. Fille de
diplomate, Maria avait fait une grande partie de ses études
en France et elle en avait gardé une grande tendresse pour
ce pays. Lorsque le Führer, poursuivant son obsession
maniaque, avait décidé de venger 1918, cela n’avait pas
amélioré le moral de Max. Voyant les proportions crépus-
culaires du cauchemar, il avait décidé de donner de
sérieux coups de main à la Résistance française. De la
même façon, en accord avec sa femme, il n’avait pas
hésité à se ranger aux côtés des conjurés de Stauffenberg
et de Canaris.
Malheureusement, c’était officiel, le coup était raté. Hitler
l’avait échappé de peu et la confusion ayant amené les11
complices à se dévoiler trop tôt, il n’y avait aucune pitié à
attendre. Max savait qu’il n’y aurait pas de quartier et que
l’autre ne le coursait pas pour lui demander des explica-
tions. C’était pour le tuer s’il était derrière lui. Max se dit
qu’il devait déjà jouir, certain de son impunité. On le féli-
citerait sans être trop regardant sur la façon dont il aurait
débarrassé le Vaterland d’un sale traître. Malgré sa peur, à
cet instant précis, il se dit qu’il avait eu raison de faciliter
la fuite des résistants et de participer au complot, même
de loin. Ce sera difficile d’être allemand quand toute cette
absurdité sera terminée.
Il avait l’impression que ses poumons allaient éclater,
tellement il avait couru.
Trébuchant sur une borne de cadastre, il s’étala de tout
son long sur la terre détrempée d’un champ juste mois-
sonné. Il voulut se relever, sentit une affreuse douleur
dans sa cheville gauche et retomba de tout son poids. Il
entendit la course du SS Unterscharführer se rapprocher
et ressentit une violente douleur dans le bras quand le
chien y planta ses dents.
Il eut le temps de se dire qu’il avait bien fait de confier,
par précaution, son journal, si précieux désormais, à son
ami Wilfrid. Ce dernier venait de bénéficier d’une permis-
sion inespérée pour aller enterrer sa mère, amie de la
femme de Goering. Si tout s’était déroulé comme prévu, le
journal devait être entre les mains de Maria depuis un jour
ou deux. Du moins l’espérait-il, car à cette heure-ci,
Wilfrid, également conjuré, n’était plus en mesure de
remettre à quiconque autre chose que son âme entre les
mains de Dieu. Il entendit le porc en uniforme noir se
pencher vers lui, pensa une dernière fois à sa femme ché-
rie qu’il avait tant aimée et finalement si peu vue, se dit
que ce chien puait vraiment de la gueule et sentit plus
qu’il n’entendit Hermann appuyer sur la détente de son
Lüger en le traitant de Schwein Hund.
Quand 10þheures sonnèrent au clocher de Saint-Quentin-
en-Tourmont, Max von Graffenstadt était mort et le calme
était déjà retombé sur la nuit d’été et la mélancolie de la
Picardie maritime.12
Chapitreþ2
Occupé à relire pour la troisième fois le journal du
matin, Lemercier reconnut sans hésitation les deux coups
discrets frappés à la porte de son bureau.
–þEntrez, Raymond.
La silhouette familière de l’huissier, traditionnellement
vêtu de noir, se détacha dans le rectangle de lumière des-
siné par la porte ouverte.
–þBonjour, monsieur le divisionnaire.
–þEntrez, entrez, mon vieux. Alors comment ça va ce
matinþ? Et votre gamin, toujours la coquelucheþ?
–þÇa va beaucoup mieux, merci. Le docteur pense qu’il
pourra retourner à l’école dès lundi.
–þBien, bien… Qu’est-ce qui vous amèneþ?
–þC’est le directeur de cabinet du ministre, M.þCazier. Il
souhaiterait vous voir dans son bureau.
–þTiens. Il s’est souvenu que j’existeþ? Et vous savez ce
qu’il me veutþ?
–þUne histoire de décoration à titre posthume, je crois…
–þBon. Merci mon vieux. J’y vais immédiatement.
Lemercier jeta un regard sur son journal. La photo d’un
homme d’une trentaine d’années remplissait toute la
une. Celle du brigadier-chef Naudet. Tué par balle dans
l’exercice de ses fonctions pendant l’assaut du garage où
s’étaient planqués les membres de ce qu’on appelait «þle
gang des plastiqueursþ». Il relut l’article en secouant la tête
avec un air de dépit. Le journaliste y allait allègrement du
couplet habituel sur le dévouement, la bravoure des forces
de police et il n’avait pas de mots assez durs pour fustiger
la lâcheté et la brutalité des malfrats qui avaient descendu
Naudet. Par contre, pas un mot sur les circonstances
désastreuses ayant provoqué la mort du fonctionnaire.
Pour se faire bien voir du président de la République,
un directeur trop pressé avait donné un ordre d’attaque
stupide, sans prendre la précaution élémentaire de
coordonner l’action avec les gendarmes qui piégeaient les13
malfaiteurs depuis plusieurs jours. Et le pire s’était pro-
duit. Dans la confusion, les bandits avaient réussi à pren-
dre la fuite et au cours de l’échange de tirs, Naudet avait
été mortellement touché. Si cette version ne se trouvait
pas dans la presse, c’était parce que la présidence faisait
tout son possible pour l’étouffer. Par contre, elle était
omniprésente chez les policiers et les gendarmes. À tous
les échelons de la hiérarchie. Ce qui n’aidait vraiment pas
à améliorer un moral de troupes, largement dans les
chaussettes depuis les décisions catastrophiques dues à la
nouvelle politique sécuritaire. L’article précisait que les
obsèques du brigadier-chef devaient se dérouler l’après-
midi même.
–þTiens, tiens. Le président est en voyage, quelque part
en Afrique, et ne peut donc pas être présent à la cérémo-
nie. Et ça ne m’étonnerait pas que le courageux ministre et
son chef de cabinet ne soient pas très désireux d’aller
affronter la bronca des policiers excédés. Et si on pariait
qu’ils ont songé à pépère pour aller se faire engueuler à
leur place…
Le commissaire divisionnaire Lemercier venait d’avoir
46þans, ce que laissaient deviner sa silhouette, un peu
ronde pour sa taille moyenne, et une calvitie déjà bien
prononcée. On peut dire qu’il était globalement assez mal-
heureux dans son bureau de la place Beauvau. Il n’avait
jamais été dupe des raisons de sa nomination au cabinet.
Il savait qu’il était très apprécié des hommes, son nom
seul étant déjà légendaire dans la police. En 1962, son père
avait fait capoter la plus grave tentative d’assassinat du
général de Gaulle par celui qui se faisait appeler «þLe
Chacalþ». Tout le monde savait également qu’il n’avait
jamais lâché un équipier, préférant risquer sa peau plutôt
que de perdre un homme en opération. Ce qui ne lui était
presque jamais arrivé, car il avait la réputation de préparer
ses interventions avec une implacable minutie et un souci
maniaque de préserver les vies. Celles de ses hommes,
mais aussi celles des truands…
Si les politiques étaient venus le chercher à la brigade
criminelle qu’il commandait depuis plus de dix ans, c’était14
uniquement pour s’en servir comme paravent. Pour don-
ner provisoirement confiance aux organisations syndicales
professionnelles et leur faire avaler une politique mar-
quée, avant tout, par le mépris des éléments de base.
Aussi, depuis plus d’un an qu’il était là, on l’envoyait de
temps en temps pour prononcer un discours à l’école de
police, faire une intervention dans des lycées et des collè-
ges où même les gamins les plus excités avaient un respect
instinctif pour celui qu’on nommait, à juste titre, un grand
flic.
Lui qui savait, pour l’avoir côtoyé, ce qu’était le vrai
danger et par voie de conséquence, le vrai courage, était
de plus en plus fatigué des interminables manœuvres
minables des hauts fonctionnaires du ministère. De vérita-
bles enfantillages, le plus souvent pour des stupidités
comme des priorités de protocole, des invitations à des
réceptions peuplées de personnalités importantes, ou la
garantie de voyager dans l’avion du président lors des
voyages officiels.
Il songea en riant qu’aujourd’hui, vu les circonstances,
on manquait certainement de volontaires pour aller para-
der aux obsèques de Naudet dans la voiture du ministre.
D’où, très vraisemblablement, cette soudaine sollicitude
de Cazier.
Il descendit sans trop se presser les escaliers menant à
l’étage «þchicþ». Celui des bureaux du ministre et de ses
plus proches collaborateurs. Et chaque fois qu’il croisait
un planton, derrière la rigueur du salut réglementaire, il y
avait un regard chaleureux, un sourire sympathique.
–þEntrez Lemercier, entrez, cher ami. Comment allez-
vous ce matinþ?
–þPas mal, monsieur le chef de cabinet, pas mal du tout.
–þBien. Cher ami, je vous remercie d’être venu si vite.
–þC’est tout naturel. Il se trouve que je n’étais pas trop
bousculé, ce matin…
Cazier se demanda si c’était du lard ou du cochonþ;
Lemercier continuait à le regarder imperturbablement
avec son sourire respectueux.15
–þTant mieux. Tant mieux. Parce que nous avons un
petit problème et nous avons songé que vous étiez la per-
sonne idéale pour nous aider à le résoudre.
–þJ’en suis très honoré, monsieur le directeur de cabinet.
–þAllons, laissons les «þdirecteurs de cabinetþ» de côté.
Lemercier hocha la tête sans répondre.
–þVoilà, vous savez que cet après-midi auront lieu les
obsèques de ce pauvre Naudetþ?
«þBingoþ!þ» pensa Lemercier.
–þJe suis au courant.
–þIl se trouve que par la plus grande des malchances, le
ministre et ses plus proches collaborateurs sont obligés, je
dis bien obligés, de participer à une réunion avec une
délégation chinoise de la plus haute importance. Rien que
des personnalités de premier plan. Le ministre de l’Inté-
rieur lui-même. On m’a même parlé du propre neveu du
président Hu Jintao. Le ministre ne peut absolument pas
se permettre la moindre faute de tact envers cette déléga-
tion. Il aurait aimé, d’ailleurs, vous dire tout cela lui-
même. Mais il est justement en train de les accueillir à leur
descente d’avion.
Appliquant sa vieille méthode d’interrogatoires, Lemercier
le regardait sans réagir. Pour ne pas laisser le silence s’ins-
taller, Cazier reprit dans la fouléeþ:
–þDonc, mon cher Lemercier, nous avons pensé que
vous étiez la personne idéale pour représenter le Gouver-
nement, l’État, la France, aux obsèques de ce pauvre
brigadier-chef. Et présenter à sa famille les sincères condo-
léances de la République.
–þNon.
–þComment ça, nonþ?
–þNon. Je n’irai pas.
–þMais expliquez-vous, Lemercier. Vous refusez d’exécu-
ter un ordre du ministre lui-mêmeþ?
–þVous vous souvenez de la note que j’ai rédigée à votre
attention il y a une dizaine de jours concernant l’assaut du
garage où se planquait la bande des plastiqueurs. Note,
j’en conviens, que vous ne m’aviez pas réclamée. Pas plus
que vous ne me demandez mon avis lorsqu’il s’agit de16
quelque chose que je crois pouvoir légitimement considé-
rer comme ma spécialité. Mais, encore une fois, j’avais
pensé, bêtement, que je pouvais mettre utilement mon
expérience de ce genre d’opérations au service de la mai-
son.
–þMais je l’ai lue très attentivement, Lemercier, très
attentivement…
–þBien sûr. Très attentivement. À travers le couvercle de
la poubelle. Et bien entendu, vous avez préféré écouter un
des génies qui vous entourent et essayer de tirer la couver-
ture à vous au détriment des gendarmes qui, sur ce coup-
là, avaient fait un boulot de premier ordre. Résultat, les
malfrats envolés et un flic sur le carreau avec une balle
dans la tête.
–þEnfin, Lemercier. Il s’agit d’un accident. Un accident
tragique, j’en conviens. Mais un accident…
–þQui aurait pu être évité si vous vous étiez donné la peine
de lire ma note, dans laquelle je listais précisément tous les
risques liés au déclenchement d’une opération sans coordi-
nation. Et que je sache, le petit péteux qui a pris sur lui de
brusquer l’intervention, vous ne l’avez pas révoquéþ!
–þCela ne vous regarde pasþ! D’abord, il s’agit d’un gar-
çon de grand talent. Qui a fait une erreur, je dois l’admet-
tre. Mais une erreur n’est pas un crime. Et jusqu’à preuve
du contraire, c’est encore le ministre, et personne d’autre,
qui nomme ou révoque le personnel de cette maison.
–þSurtout lorsqu’il s’agit du fils d’un sénateur de la majo-
rité. C’est exactement ce que je disais. Et pourquoi, il n’y
va pas à l’enterrement, le garçon de grand talentþ? Il est
indispensable à la réunion avec les Chinois, lui aussiþ?
–þAttention, Lemercier. Ça risque de vous coûter cher.
Lemercier avait repris son air extrêmement respectueux.
–þDe toute façon, il m’est impossible de me rendre à ces
obsèques, monsieur le directeur de cabinet.
–þImpossibleþ?
–þEh ouiþ! N’ayant pas été prévenu plus tôt, je n’ai pas
mon uniforme de divisionnaire. Je dois le récupérer après-
demain chez le tailleur.
–þVous vous foutez de moi, Lemercierþ?–þJe ne me le permettrais pas, monsieur le directeur de
cabinet. De plus, puis-je vous rappeler la récente note de
M.þle ministre lui-même spécifiant, je cite de mémoireþ:
«þAfin de réduire au maximum les barrières symboliques et
renforcer, au sein des corps d’encadrement et d’applica-
tion, l’esprit d’appartenance à un organe unique, aucun
officier supérieur de la police ne devra se rendre à une
cérémonie officielle sans son uniforme.þ» Je crois que la
cérémonie de cet après-midi est l’exemple même de la cir-
constance précisément visée par ce rappel. Auquel je
souscris avec enthousiasme, croyez-le bien.
Cazier, les yeux éberlués, le regarda se diriger vers la
porte pour sortir.
–þJe vous souhaite une très bonne journée avec les Chinois,
monsieur le directeur de cabinet.